La théorie

Introduction

Travaux précédents

Durant le premier exercice d’arpentage de la plaine du Forez, je me suis intéressé à la notion d’individualité sur ce territoire, au travers de trois aspects : la rareté des transports collectifs, qui marque l’hégémonie de la voiture individuelle ; la toponymie des lotissements pavillonnaires, qui isole ces habitants de la plaine en offrant un récit déterritorialisé de leur lieu de vie ; et la piscine individuelle, avec un recensement de tous les bassins de notre zone d’étude. 1818 piscines individuelles dans notre cadrage, contre seulement 2 piscines communes en limite de celui-ci, une à Andrézieu-Bouthéon et une à Montbrison.

Dans un second exercice, en préparation du travail de diplôme, j’ai porté un autre regard sur la plaine, en travaillant par disparitions. Contrainte oulipienne par excellence, la disparition permet par l’absence de parler de ce qui manque. J’ai donc travaillé par la contrainte naïve pour observer et raconter la plaine du Forez, à la suite de plusieurs disparitions. Disparition de l’eau, et la lettre O, dans un lipogramme, sur le modèle de La Disparition, de Georges Perec, membre de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle). Disparition des serrures, puis du pétrole, des chiffres, du barrage, des abeilles, du phytoplancton océanique et du soleil, dans une planche de bande-dessinée inspirée du travail de Matt Madden dans 99 exercices de style, ouvrage phare de l’OuBaPo (l’Ouvroir de la Bande dessinée Potentielle). Disparition de l’entrée de la salle de recherche dans le lieu où nous exposions.

Dans ce travail de disparition, ce qui m’intéressait le plus était la visibilité ou l’invisibilité de ces soustractions. Plus qu’une disparition frontale et évidente, je trouve plus intrigant le point de bascule d’une disparition discrète, et le moment où les conséquences de l’absence se font sentir, et où l’on enquête pour comprendre ce qui manque. Je pensais alors m’intéresser à un élément essentiel à l’équilibre de la plaine, et le faire disparaître, pour construire une architecture sans elle. J’ai alors continué mes recherches sur l’eau dans la plaine, et en particulier sur le chlore, indispensable à sa consommation et sa circulation sous forme potable.

Une rencontre fortuite

Un jour de mars, au hasard de mes recherches sur les infrastructures liées à l’eau commune, je suis tombé sur une photo de piscine dans les archives de Saint-Étienne. Je cherchais s’il y avait eu des bains publics dans la plaine, et à la place, le moteur de recherche m’a renvoyé la photo 5 FI 4124 de la piscine olympique du casino de Montrond-les-Bains, prise lors de la fête nautique du 24 juillet 1956. J’étais étonné de trouver une piscine commune à Montrond, alors que j’étais pourtant sûr qu’il n’y en avait pas.

Cette piscine m’a très rapidement intrigué, et j’ai cherché à en savoir plus. J’étais fasciné par le bâtiment du plongeoir, qui j’imagine abritait aussi les vestiaires. Plus je cherchais, moins je trouvais. Elle avait disparu. Personne n’en avait de plans, on pouvait à peine me dire quand elle avait été construite ou détruite. On a su me donner un bout d’article rédigé dans la gazette municipale, quelques cartes postales, c’est tout. Alors j’ai commencé une enquête.

Sans bien savoir ce que je cherchais, j’ai collecté des histoires de piscines, qui gravitent autour de cette piscine, pour en reconstruire le récit en l’absence de trace bâtie. Au delà d’un aspect constructif et matériel, l’architecture est aussi sociale, économique, écologique, culturelle, etc., et ce sont ces traces-là que j’ai essayé de mettre au jour. Une fois mis en forme et juxtaposés, ces récits donnent à lire un ensemble, une histoire de la piscine disparue de Montrond-les-Bains.

Ces 9 histoires de piscines sont joints à ce document préparatoire, afin que vous ayez le temps de les découvrir avant la soutenance de ce travail. Il n’y a pas d’ordre, pas de mode d’emploi, pas de hiérarchie, pas d’injonction dans la lecture de ces documents. Ils sont également catalogués et résumés dans cette plaquette, si vous manquez de temps. C’est à vous de les lire comme bon vous semble.

Architecture du récit

Ces différents récits sont mis en forme sous forme de bandes dessinées juxtaposées. Cette notion de juxtaposition est centrale dans les références majeures convoquées ici.

L’art Invisible, Scott McCloud

L’Art Invisible est un ouvrage de théorie de la bande dessinée de référence, écrit par Scott McCloud en 1993. Il y traite des aspects de la bande dessinée qui ne sont pas forcément mis en avant d’habitude. Pour cadrer ce que l’on définit comme bande dessinée, et élargir les frontières de celle-ci au delà de « Batman et Tintin », il s’appuie sur les premiers travaux théoriques de Will Eisner. Dans son ouvrage éponyme, Will Eisner définit la bande dessinée comme « Art séquentiel ». Scott McCloud reprend cette définition dans L’Art invisible, et l’étoffe en une définition que j’adopte pour définir les récits de ce PFE : des images picturales et autres volontairement juxtaposées en séquences.

L’intérêt de cette définition est multiple. Déjà, elle ne fait pas mention de genre, de thème, de style, de technique particulière, de choix graphique ou narratif : elle traite la bande dessinée comme un medium, comme moyen d’expression artistique. La juxtaposition y est centrale. Plus tard dans son ouvrage, Scott McCloud avance que c’est dans celle-ci que se trouve toute l’action de la bande dessinée. C’est dans le caniveau (« gutter » en anglais) entre deux cases que se déroule l’action. Lors de la lecture, notre cerveau comble les vides et crée un ensemble de ces cases juxtaposées.

Building Stories, Chris Ware

Cette mécanique de juxtaposition est présente à un autre niveau de lecture dans Building Stories, de Chris Ware. Dans un large coffret, 14 fascicules indépendants racontent 14 histoires différentes, qui gravitent autour du même immeuble à Chicago. Les liens entre ces récits ne sont pas forcément explicites, il n’y a d’ailleurs pas d’ordre de lecture ni de hiérarchie entre eux. Chacune de ces histoires ne porte rien de plus qu’elle même, et c’est leur juxtaposition dans l’expérience du lecteur qui fabrique un ensemble, un propos plus général sur cet immeuble, sur Chicago, et sur la vie américaine moderne.

Souvent cité en école d’architecture pour ses grandes planches monumentales et graphiques, dans lesquelles sont mêlées axonométrie éclatée et bande dessinée, Building Stories est en vérité bien plus intéressant pour l’architecture de son récit. L’expérience de lecture est exigeante, l’ensemble est dense et a été écrit par fragments sur le cours d’une décennie, avec plusieurs niveaux de lectures.

La Vie, mode d’emploi, Georges Perec

L’implication du lecteur dans l’expérience de lecture est également centrale dans La vie, mode d’emploi, de Georges Perec. Ce roman est construit par contrainte créative, et se base sur la coupe d’un immeuble fictif parisien. Chaque chapitre correspond à une pièce de l’immeuble, mais également à une case d’une grille de 10 par 10 dans laquelle on se déplace comme un cavalier aux échecs. L’histoire peut donc être lue selon d’autres ordres que celui des pages. Chaque chapitre est une pièce de puzzle de l’histoire.

Le préambule du livre traite de la relation entre le faiseur de puzzle et les poseurs du puzzle. Perec affirme que chaque action faite par le joueur de puzzle, le fabricant l’a faite avant lui. Chaque hésitation, doute, intuition lors de la reconstitution est une mise en scène des mêmes hésitations, doutes et intuitions de la découpe. Le rapport au puzzle se retrouve également dans la singularité de chaque pièce ou chapitre, qui prend réellement sens dans son assemblage avec les autres. Enfin, l’intrigue principale du roman tourne autour de la fabrication de puzzle, le fond et la forme étant très souvent liés dans l’oeuvre de Perec.

L’internationale Situationniste

Le travail de détournement de l’Internationale Situationniste use lui aussi de juxtaposition entre la forme et le fond, pour créer un décalage et un espace de pensée entre les deux. Au-delà de l’aspect parodique que ces travaux peuvent donner, la visée est en dehors du comique et cherche plutôt à faire réfléchir sur le fond du travail, et le fond normalement véhiculé par la forme choisie. Certaines des bandes dessinées de ce travail usent de cette juxtaposition, entre une forme qui correspond à la période relatée, et un fond plus analytique.


Ouverture

Afin d’ouvrir sur la soutenance de ce projet de fin d’étude, je veux vous proposer à la lecture la conclusion et la postface de mon mémoire-création, présenté sous la direction de Manuel Bello-Marcano en février 2020. Intitulé Sauver l’architecture des catastrophes encore inconnues à venir, un récit d’aventure architectural au travers des effondrements, ce travail explore la relation entre l’architecture et le récit, dans une optique d’effondrement supposé de notre société thermo-industrielle.


L’architecture, comme la majorité des activités humaines, est prise dans son système, bardé de verrouillages socio-techniques, et ce depuis la révolution Néolithique. Le besoin d’une nouvelle révolution culturelle de l’humanité appelle une évolution de l’architecture, moins tournée vers la technique. Considérer l’architecture comme un récit de possitopies1 nous permet d’établir un nouveau rapport au monde, et de travailler l’espace en poètes, puisque c’est ainsi que nous l’habitons selon Heidegger.
Cette recherche-création est également un appel à prendre au sérieux le récit et sa forme, aussi bien dans la manière que nous avons de les travailler que de les juger. Elle exploite une trame scénaristique fréquente dans le cinéma hollywoodien (la Beat Sheet de Blake Snyder, issue de l’ouvrage Save the Cat !), et oscille entre recherche scientifique et littéraire d’un côté, et récit d’aventure de l’autre, à la recherche de l’architecture de demain, celle qui résistera aux crises, aux catastrophes, aux effondrements.

L’Architecture est une mise en récit du monde

L’architecture, plus qu’une technique dédiée à l’érection de bâtiments, ou à la réalisation rationnelle de projets urbains, est un récit. Pratiquer l’architecture, c’est créer des récits à partir des contraintes, du contexte, et faire jouer les différents protagonistes pour faire évoluer l’histoire.
[…]
L’exercice de projet tel que nous le pratiquons à l’école et j’imagine ensuite en agence relève purement du récit. Le récit, dans le théâtre classique, est une narration détaillée d’un événement qui vient de se passer et qui n’est pas représenté en action. Le projet d’architecture, lui, est une narration détaillée d’événements qui vont se produire, et qui ne sont pas encore représentés en action. Produire de l’architecture, c’est donc créer des fictions et essayer de les appliquer à la réalité.
Par chance, ces fictions que nous produisons, si elles sont construites, peuvent venir bouleverser les récits personnels de ceux qui vont venir les habiter. Le choix des matériaux, par exemple, ou les formes même de l’habitat peuvent influencer doucement les récits personnels des clients. Une maison en terre crue sera plus chère et plus compliquée à comprendre pour ce dernier, mais elle lui fera économiser à long terme en énergie, apportant ainsi une vision autre de la temporalité en architecture.
La modification de la fiction générale n’a pas pour but de dire que ça sera mieux demain. Les choses seront différentes, pour sûr. Si nos projets sont possitopies1, alors soyons lucides sur leur point de départ, et honnêtes pour permettre une appropriation de ces projets dans des récits personnels.
Considérer l’architecture comme un récit et non comme une technique, du moins de prime abord, change notre rapport au monde en tant que praticien. Notre vocation n’est pas d’agencer le mieux possible de la matière pour qu’elle prenne agréablement la lumière et abrite les humains. Si comme le dit Heidegger, l’Homme habite en poète, alors nous devons créer les conditions de l’habitabilité ainsi aussi. La perspective d’une évolution forte de notre société dans les décennies à venir rend nécessaire cette démarche, pour préparer la transition, et commencer à établir un nouveau rapport à l’architecture et à la technique. Un rapport au monde où l’architecture est une mise en récit du monde, et l’architecte est un conteur.

Postface : Comment la forme nourrit le fond

Qu’il le veuille ou non, l’architecte produit du récit. Qu’il soit technicien ou non, l’architecte est un conteur. Et de par cette position, l’architecte est responsable des récits qu’il crée.
Choisir de travailler dans le cadre de la fiction générale, c’est un choix. C’est accepter ce système, et le conforter avec un nouveau récit. L’architecture est forcément située politiquement, qu’elle le veuille ou non. Ne pas choisir, c’est choisir la fiction en place.
Le travail des architectes n’est pas de produire des récits utopiques, ou dystopiques. L’architecture n’est pas une discipline du divertissement, le but de nos récits n’est pas de flatter ou d’amuser. L’architecture est la mise en place de possitopies, plus ou moins poussées, pour faire évoluer les récits personnels et la fiction en place.
Dans ces considérations architecturales, la forme du récit prend alors une place importante, et c’est ce que ce mémoire a cherché à travailler, sans prétendre d’avoir su le démontrer. La forme du récit architectural est porteuse de fond, et permet un propos fort.
Avec un grand pouvoir viennent de grandes responsabilités, et si la forme du récit architectural permet de faire passer un message fort, il peut aussi être utilisé pour maquiller une absence de fond et broder dans le vide. Malheureusement, c’est ce qui est bien trop souvent fait, et donc critiqué de manière unanime à des projets qui travaillent correctement leur forme.
Cette postface est donc un appel. Prenons au sérieux le récit et sa forme aussi bien dans la manière que nous avons de les travailler que de les juger. Il se pourrait que ce soit, face aux crises à venir, d’une grande nécessité.